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Des écritures théâtrales " pour " la jeunesse ? par Marie Bernanoce

            Depuis une bonne vingtaine d’années, les collections de théâtre jeunesse se sont créées, affirmées, développées,  jusqu’à occuper aujourd’hui une place tout à fait privilégiée dans le paysage éditorial du théâtre. Comme l’a montré Pierre Banos dans son travail de chercheur, on a plus de chances de vendre beaucoup de théâtre si on le publie dans des collections jeunesse.

            Mais écrit-on du théâtre « pour » les jeunes ?  Et doit-on l’appeler ainsi ?

           Lorsque l’on s’aventure du côté de l’esthétique théâtrale, on peut être frappé par la grande inventivité de ces écritures jeunesse : jubilation de la langue, saveur des personnages, vagabondages de l’imaginaire. Mais cette inventivité n’est pas, ou pas seulement, le fruit d’un retour en enfance, désirée comme le serait une bulle protégée des dangers du monde adulte.
           Ces écritures ont redécouvert la vigueur et la nécessité du récit, tandis que l’ensemble du théâtre menaçait de se noyer dans les décombres de l’après-Shoah et du post-modernisme. Ces écritures ont redécouvert le bonheur de l’adresse tandis que l’ensemble du théâtre avait tendance à se perdre dans un entre soi teinté d’élitisme, refusant l’engagement.
            En d’autres termes, les écritures jeunesse ont pris de l’avance. Et pourtant, elles ont dans le même temps assumé des héritages délaissés, celui du théâtre surréaliste et celui du théâtre symboliste.

            A quoi peut-on attribuer cette double capacité d’inventivité esthétique et de rapport éthique au sens ? La réponse me semble tenir dans ce qui fait précisément qu’il ne s’agit pas d’écritures « pour » les jeunes.
            Le rapport à l’Enfantin, d’essence nietzschéenne et tel que Deleuze l’a défini comme « bloc d’enfance », construit un mode de « détour » pour dire le monde. Le théâtre pour les jeunes est un théâtre des adultes, mais se décentrant par un détour fictif en terres d’enfance. Le théâtre jeunesse regarde le monde du point de vue de l’enfance en fictionnalisant le point de vue naïf, natif, de celui qui peut observer le monde et les autres comme s’il ne les connaissait pas, comme s’il les voyait de l’extérieur, par le filtre des yeux de l’enfant rêvé en soi et/ou imaginé comme récepteur.
            Ce détour a valeur esthétique : il fonde un mode de récit nécessairement inventif, poussant à l’inventivité. Et il a valeur éthique : écrire, publier en direction de la jeunesse, c’est prendre une responsabilité. S’il n’y a pas de thème tabou dans les pièces jeunesse hormis une sexualité très explicite, une orientation est cependant impossible : la désespérance.

            L’ensemble du théâtre jeunesse, depuis sa période fondatrice, s’intéresse moins aux personnages d’enfants qu’aux relations entre adultes, particulièrement âgés, et enfants. C’est ainsi qu’en dépassant les risques de didactisme, se sont construites différentes variations théâtrales autour des relations entre l’adulte et l’enfant, jusqu’au double générationnel théâtralisant la présence, par-delà le temps et la mort, d’un même personnage de fiction vivant dans deux personnages scéniques différents. Ecrire pour la jeunesse revient à mettre en dialogue de façon complexe différents âges de la vie, pour tous les lecteurs et tous les publics.

            Contrairement aux idées reçues qui trainent encore par ci par là, le théâtre jeunesse n’est pas un théâtre du surplomb de l’adulte sur l’enfant (ou alors il a peu de chances de trouver sa pleine réussite). L’adresse aux enfants et aux jeunes fonde un geste esthétique nécessaire aux adultes, et son ancrage philosophique ouvre les chemins du futur aux lecteurs et spectateurs auxquels elle offre la joie en contagion, et plus au travers de questions que de réponses. C’est parce qu’il y a regard sur le monde qu’il y a questions, et parce qu’il y a questions qu’il y a rapport au « bloc d’enfance ».
            On mesure alors avec clarté en quoi ces écritures peuvent être nécessaires aux éducateurs, qu’ils soient enseignants ou comédiens en atelier avec des jeunes. Parmi les grands motifs dramaturgiques de ce répertoire théâtral, la métamorphose occupe en effet une place primordiale : la relation au bloc d’enfance engage ainsi en profondeur la promesse des possibles, au cœur de tout geste éducatif qui se respecte, au cœur de tout engagement humaniste.

            Alors, pour finir, joue-t-on « pour » les jeunes plus qu’on écrit « pour » eux? Oui, sans doute. Un metteur en scène et un comédien savent qu’ils vont avoir des enfants réels et non phantasmés en face d’eux, et ils les voient, les sentent, les entendent. Mais il y a là un danger qu’il faut éviter. A supprimer le détour, ne court-on pas le risque du trop destiné, du trop facile ? La mise en scène d’une pièce serait-elle réussie quand il y aurait adéquation entre l’intention première d’une écriture « pour » et la justesse de la réception par ceux à qui elle aurait été destinée ? Je ne le crois pas. Je crois même tout le contraire. Entre le texte et la mise en scène, comme toujours au théâtre, il ne s’agit pas de construire des linéarités. Il s’agit de trouver comment créer un espace de béance maîtrisé et exigeant entre imaginaires. Il s’agit de repousser tout à la fois la démagogie de ce qui s’ouvre à tous les vents, faute de vrais parti-pris, et l’excès de surplomb quand on s’enferme dans le trop destiné des gestes «pour ». Cependant, est-ce fondamentalement différent de ce qui se passe à la lecture ? Beaucoup d’auteurs jeunesse pourraient en témoigner : certains adultes ne savent pas lire leurs pièces, n’y arrivent pas, ne se laissent pas mener par elles…
            Les écritures théâtrales jeunesse offrent ainsi de beaux défis aux auteurs, aux lecteurs, aux comédiens, aux enseignants, aux metteurs en scènes, aux éditeurs, aux comités de lecture.

Marie Bernanoce
Professeur des universités en Didactique de la littérature, HDR en Etudes théâtrales à l’Université Grenoble Alpes,
Membre du Bureau et du Conseil d'Administration de l'ANRAT
Mars 2017

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