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Public - Peux-tu nous parler du contexte de naissance de ce projet et notamment du processus d’écriture ?
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Baptiste Amann - J’ai une formation de comédien au départ à l’ERACM. Au sein de cette école j’ai rencontré un groupe d’actrices et d’acteurs avec qui on a commencé à faire du théâtre. Les sept premières années de sortie d’école on a commencé un travail qui n’était absolument pas autour de la fiction, c’était vraiment très performatif. Ça s’appelait l’IRMAR, l’Institut des Recherches ne Menant à Rien et on l’a monté autour du discours sur rien de John Cage. Je fais ce petit préambule pour dire qu’au départ il y avait des envies de théâtre qui étaient presque à l’inverse du récit, à l’inverse de la fiction. À l’intérieur de ce groupe, j’ai toujours ressenti une frustration en termes d’écriture. Moi j’aimais écrire mais à chaque fois que j’écrivais un texte ça ne résistait pas à ce travail-là. Ces sept ans de gestation et de frustration ont fait qu’à un moment donné j’avais accumulé tant de désir que j’ai proposé un projet fleuve, une trilogie qui s’appelait Des territoires que j’ai proposé à ce même groupe. Ce qui m’intéressait était de voir comment avec ce groupe là on acceptait tout à coup d’être dans un régime de fiction, avec des personnages, etc… ce qui était loin d’être gagné. Ils ont accepté et donc on s’est lancés là-dedans ce qui a pris 8 ans car finalement on a rassemblé les trois projets en une intégrale. C’est vraiment à cette occasion que j’ai commencé à travailler l’écriture en lien avec la mise en scène et en lien avec les actrices et acteurs dans le sens où, pour toutes les pièces depuis que j’écris, la distribution est réunie avant l’écriture de la pièce et l’espace est pensé simultanément. La scénographie et la pièce avancent des deux jambes.
Lieux Communs est arrivé au bout d’un cycle au cours duquel j’avais créé plusieurs pièces qui avaient toutes pour point commun d’être dans un lieu sans prestige apparent, Des territoires était situé dans un pavillon de banlieue, Salle des fêtes dans une salle des fêtes d’un village et avec ce dénominateur commun : les individus qui y évoluent livraient bataille pour essayer de faire communauté. C’est en rapprochant les deux notions du lieu et de la communauté qu’est apparue cette notion de « lieux communs ». En plus, en tant qu’auteur c’est toujours au départ ce qu’on cherche à éviter, à démanteler ce lieu commun, ce cliché. Je me suis dit que plutôt que de le démanteler j’avais envie d’y fondre complétement, d’écrire une pièce qui fonctionne elle-même comme un dispositif d’assignation pour mettre à jour la difficulté qu’il y a de se désincarcérer d’un cliché quand le regard de l’autre nous a désigné comme l’ennemi, l’adversaire. Parfois le mécanisme qui se met en place du coup en face nous englue à un point qu’on prend le risque même de devenir une caricature de nous-même. Il y avait aussi quelque chose qui m’intéressait beaucoup : souvent lorsqu’on m’interrogeait sur une pièce on m’interrogeait sur le sujet de la pièce. Qu’est-ce que le sujet, et finalement qu’est-ce que la pièce avait à nous dire dans Des territoires, Salle des fêtes qui propose plutôt des tranches de vies ? Finalement, j’ai compris que la question du sujet, de la thématique ce n’était pas ce qui m’intéressait dans le sens où ce qui m’intéresse est plutôt la déflagration autour d’un évènement, soit l’avant soit l’après évènement pour voir ce qu’il impacte et comment il modifie nos présences au monde. Il y avait quelque chose de l’irrésolu qui m’intéressait aussi, c’est-à-dire ces seuils conceptuels au-delà desquels on ne peut faire intervenir que des fictions régulatrices et qui rejoignent finalement les grandes questions qui nous animent et qui sont de grands vertiges comme par exemple l’existence de dieu, l’origine de l’univers… Nous sommes finalement toutes et tous tenus dans une énigme et finalement accepter d’être dans la question, face à cet irrésolu là nous fait nous demander quelle est le sort de la vérité. Est-ce que la vérité ne devient pas ce miroir opaque où se reflètent les blessures de chacun et chacune, où se rejouent les manques de chacun et chacune. J’ai cherché à créer une fiction où la vérité est éminemment complexe à penser puisque les faits interviennent au point d’intersection de deux systèmes de domination : la domination masculine d’un côté et la domination blanche de l’autre. Si on soutient la thèse que l’homme est coupable ou si on soutient la thèse qu’il est innocent on prend le risque de soutenir une thèse soit antiféministe soit raciste. C’est ça qui a été à l’origine du projet. Après, il y a effectivement eu le désir d’avancer avec un espace qui allait pouvoir raconter un paysage allégorique d’arrière décor puisque j’ai cherché des situations qui allaient se placer dans des arrières décors comme la loge, le sous-sol, l’atelier de restauration, les coulisses d’un théâtre, c’est-à-dire des lieux qui sont aussi des espaces fantomatiques dans le sens où les êtres qui s’y trouvent sont en instance de représenter quelque chose ou d’avoir à représenter quelque chose. Au-delà de la vérité elle-même il y avait aussi la question pour moi de la représentation de cette vérité. J’ai mis deux ans à murir le projet puisque ces thématiques-là ne permettent pas d’être traversées sereinement. On était vraiment tourmentés de bout en bout sur les thématiques elles-mêmes mais aussi le contexte de notre époque. Est-ce que c’est le moment de faire intervenir cette complexité quand, enfin, dans la société se libère une parole qui vient dénoncer les violences faites aux femmes ? Pour moi ce qui a conduit à des discussions dans le cap que j’ai cherché à garder c’est de dire « bien sûr il y a les causes et les combats collectifs qui sont légitimes et nécessaires et qui viennent rencontrer des trajectoires individuelles ». Pour moi c’est important que les pièces soient des études de cas finalement d’une trajectoire individuelle, comme dans la tragédie antique où il y a une incarnation d’une problématique.
Public - libération de la parole des femmes et en même temps récupération politique : tout ça revient à calquer la pièce sur une hyper-réalité.
Baptiste Amann - En effet c’est assez juste dans le sens où moi je me suis beaucoup intéressé à ce que certains ont qualifié de post-vérité, c’est-à-dire l’instrumentalisation politique des faits à des fins électoralistes. C’est vrai que j’ai l’impression qu’on vit aussi à une époque de surexposition. Nos téléphones ont valeur à la fois de miroir privé et de vitrine publique et finalement cette exposition vient rendre de façon plus éruptive la question de la représentation. C’est comme jouer un spectacle finalement, selon le contexte dans lequel il va avoir lieu ce n’est pas forcément les mêmes effets qui vont se produire. Ça conditionne les regards différemment. Après c’est vrai qu’il y a aussi eu le désir, comme un pied de nez à la racine de cette compagnie très intello, de faire un thriller. Il y avait le fait de déjouer le côté très théorique et très profond de ces questions. Il ne s’agit en fait pas tant de les déjouer que d’essayer de les présenter à travers un genre. Là, pour le plaisir d’écriture il y avait quelque chose où je voulais essayer : écrire un récit sur le régime de l’enquête, d’une dramaturgie puzzle et après d’essayer d’ouvrir une autre théâtralité dans la troisième partie où on sort de ce théâtre de situation dans lequel on était dans les deux premières parties. C’est comme si je déployais dans les deux premières parties une théâtralité à laquelle je ne pouvais pas croire moi-même fondamentalement. Ça fait 10 ans maintenant que j’écris des pièces et je sens que maintenant je n’ai pas forcément envie de réutiliser des outils par exemple faire semblant qu’un téléphone vibre et puis on y répond… c’est toute cette codification assez cinématographique, c’est comme si on arrivait à une impasse dans des situations où il y avait une conflictualisation permanente qui pourrait tourner à l’infini sur elle-même avec deux vérités antagonistes qui se répondent et qu’il fallait essayer de bousculer pour en sortir. Voilà aussi sur ce qui m’a donné envie. Au-delà de ces 4 situations qui s’enchevêtrent, qui suppose un travail dramaturgique, il y avait aussi ces deux sous-titres qui sont « reconstitution » et « citation à comparaitre » qui ont été empruntés au lexique judiciaire. Finalement ces situations sont des reconstitutions. Je disais aux actrices et acteurs qu’on rejouera chaque fois, tous les soirs pour essayer d’un peu mieux comprendre ce qui anime les personnages. Ça c’est un motif poétique que j’aime bien, de me dire qu’en fait les personnages sont dans une reconstitution jouée à l’infini, si ce n’est que les soirs de spectacle il y a des gens pour le voir. C’est aussi une manière d’amener les acteurs et les actrices à refaire mais en reconstituant, on reconstitue la situation qui a à la fois un caractère très premier degré mais qui au fond a toujours cette conscience d’être en train, non pas d’incarner un personnage fiction, mais bien de redonner ce qui semble être sa vérité et sa position à ce moment-là.
Sur le processus, l’écriture a lieu et elle est vraiment travaillée jusqu’à construire une sorte de partition qui ne va plus bouger jusqu’en répétition. Les acteurs et actrices sont ensuite invités à y entrer. Là, le geste de mise en scène que je leur ai proposé c’était d’imaginer qu’ils étaient comme dans un plan séquence qui ne s’arrêterait jamais où ils sont soit derrière, soit devant en train de changer de costume, soit sur scène. Ils pouvaient vivre le spectacle comme s’il y avait un plan séquence sauf qu’il n’y avait pas l’appareillage technique du cinéma autour, le traveling… C’était plus au niveau de la sensation d’être dans quelque chose qui ne s’arrête pas et du coup très millimétré et partitionné. C’est quelque chose qui est venu de manière empirique, pièce après pièce. Avant je faisais un peu des va et vient sur les premières pièces. Il faut savoir que dans la pièce avec certains ça fait presque 20 ans qu’on se connait donc aussi après il y a quelque chose qui se met en route, une forme de méthode qui chercher à chaque fois à aller un peu plus loin, ce rapport à la partition et de travailler de manière très musicale même si on est dans un registre très naturaliste ou réaliste. Pour moi la manière de le contenir dans une forme est très musicale, la façon de diriger des acteurs ou actrices, de la faire de coordonner ou décoordonner.
Public - Je trouve qu’il y a plusieurs écritures. Il y a des moments très métaphoriques avec le poème, tout un début très naturaliste, puis un théâtre de situation.
Baptiste Amann - C’est vrai que ça se retrouve dans pas mal des pièces que j’ai écrites. Au début c’était très intuitif. A force d’y réfléchir je me suis dit que moi j’ai grandi à Avignon dans une cité et j’ai été amené à vouloir faire du piano sans trop savoir comment ça s’est fait mais par le biais d’une maison pour tous au départ puis au conservatoire en centre-ville et donc amené à rencontrer « l’autre monde », le monde de l’ennemi en quelque sorte ou en tout cas contre lequel on se construisait. J’y ai rencontré des gens absolument sublimes qui m’ont finalement aussi construit. Je crois que ce rapport au prosaïque et au poème vient aussi du rapport à cette vieille ville qu’est Avignon qui est vraiment le symptôme d’une société qui n’a pas réussi à générer du commun. Les quartiers populaires sont donc en dehors des remparts et les bus s’arrêtent à 19h30 et il n’y a rien. J’ai découvert le festival à 15ans et du coup ça interroge. Quand on a fait l’intégrale de Des territoires au festival moi je gardais des places pour des amis d’enfance parce que j’étais trop content et il y en a très peu qui sont venus. J’avoue que la pièce fait 7 heures ce qui n’est pas très engageant. Quand je prenais mon vélo pendant la représentation, je voyais les gens du quartier rue de la République et pour eux faire le festival c’est prendre une glace et voir le magicien place de l’Horloge, on ne sait même pas qu’il y a un In ou un Off. Dans l’hétérogénéité de l’écriture il y a cette chose là aussi d’un brassage de registres de langue qui a pu me toucher.
Public - Une dame est sortie de la représentation en pleurant. Après lui avoir demandé ce qui l’avait émue elle m’a répondu que c’était parce que les personnages ne se rencontraient jamais vraiment, qu’ils n’arrivent pas à se parler. Ça lui a ramené à quelque chose de la société très fort.
Baptiste Amann - C’est vrai que, ça a été très joyeux, mais ça rend compte d’une sensation assez triste, d’un effet que la société a en ce moment sur les corps, sur les gens, sur la famille, les amis. Je me suis dit que pour le prochain j’avais envie de faire quelque chose de lumineux parce que quand on absorbe ce que nous fait cette difficulté là ressentie et reproduite sur scène c’est assez vertigineux. C’est Amélie Enon qui travaille avec moi et qui est très importante dans la compagnie car c’est la collaboratrice artistique, elle est metteuse en scène et dramaturge et elle regarde avec moi toutes les répétitions, toutes les représentations alors que moi je suis assez claustrophobe donc je n’arrive pas à regarder. Elle est donc garante des enjeux du spectacle qui continue. C’est donc vraiment quelqu’un de très important et pour moi c’était très important aussi de réunir une distribution qui a du sens. Par exemple, Charlotte dans la pièce est véritablement une militante féministe dans la vie, très engagée. Je ne vais pas déployer le parcours de chacun mais il me paraissait important que les perspectives déployées dans la pièce puissent rencontrer des gens que ça concerne puissamment.
Public - Il y a quand même l’idée que le théâtre reste le lieu du commun justement. Je pense à la phrase « Être et ne pas être, la réponse du théâtre à Hamlet », le propos de Caroline au début qui est justement sur le théâtre comme endroit où l’on peut échapper aux extrêmes. Tous les extrêmes sont là mais finalement c’est l’endroit où l’on peut entendre tout ça.
Baptiste Amann - Si par commun on n’entend pas l’injonction sociale du vivre ensemble mais le respect de l’écart qu’il y a entre chacun comme un potentiel. Je trouve qu’ il y a agression quand cet écart-là est colonisé par la volonté de convaincre.
Public - Je pensais à Des territoires (… et tout sera pardonné ?) et on retrouvait la même chose. On retrouvait tous les regards sur la guerre d’Algérie, la mémoire mais avec à chaque fois des personnages extrêmes dans leurs postures. Là encore c’est l’idée que le théâtre est le lieu où l’on peut faire entendre cette complexité-là.
Baptiste Amann - C’est vrai que j’ai cette espérance là qu’il existe encore des espaces où cette complexité peut avoir lieu, ce qui ne veut pas dire qu’elle est opérante tout le temps mais qu’en tout cas on peut s’y frotter. Peut-être que ce qui rassemble tous les personnages c’est d’être un peu pris de court, donc ce qu’ils disent est ce qui se manifeste d’eux-même mais pas ce qu’ils sont fondamentalement, ce qu’ils sont. Tout ça renvoie à une sorte de solitude. Peut-être que ce qui fait ce monde commun c’est que nous ne soyons parfois que l’expression de nous-même. Peut-être qu’en le voyant on peut aussi être touché car ça nous renvoie à certaines situations où on se revoit pris dans une conversation qui nous a dépassé, où un mot qui nous a tout à coup défini pour l’autre comme adversaire, comment on se dépêtre de tout ça.
Public - La scène de l’émission TV qui est quand même particulière dans la proposition m’interroge. Est-ce que ça veut dire que la représentation de la complexité est aussi ce qui peut exclure ?
Baptiste Amann - Je ne pense pas que le discours du physicien soit délirant, on en a fait une figure burlesque et c’est quelque chose qui questionne et c’est un dialogue permanant avec les comédiens. Évidemment il y a du plaisir à créer des masques mais moi je ne voudrais pas que tout à coup on bascule du côté de la moquerie de l’intellectuel. On profite de la gourmandise des acteurs et actrices et de leur plaisir à venir gentiment singer des postures qui parfois ont lieu. On est sur des plateaux télé donc ce n’est pas n’importe quel intellectuel non plus, ce sont des intellectuels médiatiques. Par exemple quand il dit que la fréquentation du musée est très hétérogène et que les gens viennent en famille, au musée Rodez c’est vrai. C’est une question qui me touche parce que je discutais avec un ami qui était ravi mais qui m’a posé la question « Mais pourquoi est-ce que c’est si dense ? Parce que ça exclut des gens. Il y a des gens pour qui c’est trop dense. Pourquoi tu ne réduis pas un peu ? ». C’est quelqu’un qui ne fréquente pas du tout les théâtres, et j’ai aimé qu’il me le dise très spontanément. Il me posait donc la question de l’exclusion parce que moi je lui racontais que j’étais trop content parce que le spectacle marchait bien avec les lycéens. D’un coup il m’a un peu séché et je me suis rendu compte que je n’arrivais pas à renoncer à la densité et c’est peut-être un défaut. Sitôt que je réduis j’ai une sensation de malhonnêteté. Il y a quelque chose dans le foisonnement qui vient faire rencontrer le temps de la littérature et le temps du théâtre et qui crée une sorte de friction parce que le temps de la lecture est un temps solitaire où on peut reposer son livre, le temps du théâtre est un temps collectif et parfois on aurait aimé s’arrêter sur des idées ou au moins laisser raisonner telle ou telle phrase et ne pas passer tout de suite à autre chose. Dans ce balayage là je crois qu’inconsciemment je cherche à ne pas m’arrêter sur une idée ou ne pas trop profiter de quelque chose de beau ou de gracieux. Dès qu’il y a des mots, le sens devient tyrannique. Dès qu’il y a des mots il faut que l’on comprenne alors qu’il reste des impressions qui peuvent surgir du corps, d’un acteur.ice, de moments d’intensité, de mouvements… Tout ça nous laisse aussi des impressions qui viennent rejoindre des sensations d’écriture.
Public - Par rapport à l’écriture, vous disiez écrire en ayant déjà la distribution. Est-ce que vous allez jusqu’à les entendre ?
Baptiste Amann - Oui complétement, il y en a certains, on se connait tellement que c’est leur voix qui sculpte vraiment la phrase. Maintenant dans les dialogues aussi je travaille énormément sur les courbes que créent les phrases. Parfois ce sont des phrases sur lesquelles on prend appui, parfois sur lesquelles on se balance. Il y a quelque chose qui me permet de travailler la phrase non pas seulement pour elle-même mais aussi dans le corps qu’elle va créer. Il y a comme une musique commune de pièce en pièce par rapport à la célérité. Je pense que le rythme fonctionne bien avec les lycéens et aussi par rapport aux différents niveaux de lecture. C’était une grande joie de découvrir ça car c’est toujours un pari. En discutant avec les relations publiques on se disait que même maintenant au lycée c’est parfois très politisé donc est-ce que des choses risquaient de faire écran ou de créer une réaction éruptive tout à coup sur une scène. C’était une vraie peur parce qu’on n’a pas envie de violenter qui que ce soit. Mais ça n’a pas eu lieu donc c’était une belle expérience que de vérifier ça. A la lecture du texte, je pense que c’est important aussi de leur redire qu’il ne faut pas qu’ils fondent leur avis sur le personnage par ce qu’il dit parce que dans certaines situations il est de mauvaise foi car ils sont pris de court. Si on commence à les identifier par rapport à ce qu’ils disent on se fait une idée.
Public - Tout l’intérêt au départ de parler d’un fait divers fictif, ce qui permet déjà mettre à distance, que ce soit une pièce de théâtre et qui en plus de ça démarre dans une pièce de théâtre. Il y a tout un contexte qui permet de se protéger d’une violence comme tu disais. Le cadre clair permet de pouvoir parler de tout ça, la parole peut être libre parce qu’elle des dépersonnalisée dans un sens. On peut l’analyser collectivement parce qu’elle est à bonne distance. Ce qui est intéressant aussi est de ne pas être d’accord, d’interroger la forme, le contenu, les rapports. Les adolescents ont aussi beaucoup de choses à dire sur ces thématiques-là.
Médiatrice, intervenante de l’ANRAT : Isabelle Lapierre
Équipe artistique : Patricia Allio (metteuse en scène, comédienne, dramaturge), Élise Marie (comédienne, dramaturge), Bernardo Montet (danseur, chorégraphe), Stéphane Ravacley (témoin).
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Isabelle Lapierre : Nous pouvons peut-être débuter avec genèse du projet. J’ai cru comprendre qu’au départ il y a une rencontre de Patricia Allio avec le Tribunal Permanent des Peuples dont elle parle comme d’un J’accuse qui l’aurait saisi et qui serait le socle dramaturgique du travail autour duquel vous vous être greffés. Pouvez-vous nous expliquer comment cette chose-là s’est passée ?
Élise Marie : Je pense que je dois être la première à avoir été contactée pour travailler sur un acte d’accusation que vous entendrez en partie, car il est bien plus fourni que ce qu’on fait là, c’était au départ à peu près 74 pages. Patricia Allio m’a donc contacté il y a 4 ans, on se connaissait amicalement, on connaissait le travail de l’une et de l’autre et un jour je lui ai parlé de la perte de sens dans mon métier. J’ai toujours eu foi dans l’art comme suffisant pour déplacer les êtres humains, pour les émouvoir, ouvrir leurs imaginaires mais là j’avais une perte de sens, j’avais l’impression que même ça, même le travail de la forme ne suffisait pas, j’avais besoin de fond. On a eu cette conversation et elle m’a appelé une semaine après en me disant « Je crois que j’ai quelque chose à te proposer qui pourrait peut-être t’intéresser ». Elle m’a donc parlé de cette histoire de Tribunal permanent des peuples et puis on a travaillé d’abord à la dramaturgie, a essayé déjà de produire une matière avec cet acte d’accusation contre les politiques migratoires européennes qui avait été rédigé par le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés) et qui a été entendu en partie au Tribunal permanent des peuples. On a donc d’abord travaillé juste la matière, on l’a beaucoup simplifié car c’était encore très abscons, il y avait des circonvolutions permanentes, des micro articles car c’est un texte juridique. On l’a donc élagué et imaginé pour un plateau de théâtre, on a évidemment fait attention à ça. Aussi, on l’a actualisé parce c’est en 2018 qu’elle a assisté au Tribunal permanent des peuples et en 2018 il y avait un certain nombre d’exemples qui illustraient cet acte d’accusation qui deviennent de plus en plus anciens. On le réécrit donc en permanence, on change les exemples. D’ailleurs là j’étais en train de me dire qu’ils étaient à nouveau trop anciens et qu’il faudrait penser à réactualiser certaines choses pour les prochaines dates. Malheureusement ce dont on parle est même de pire en pire… Ensuite, à partir de cette base on a imaginé l’esthétique, la forme… (A Bernardo Montet) Et toi, elle connaissait depuis longtemps ton travail.
Bernardo Montet : Ce qu’elle aimait dans le Tribunal permanent des peuples c’était sa configuration, presque plastique, c’est-à-dire que c’est assez intime, ce sont des gens qui sont tous concernés que ce soit l’accusation, que ce soit les témoins, les participants, le public… Elle avait envie de restituer ou en tout cas de retraverser des propos aussi graves mais dans ce contexte-là, d’où la scénographie que vous allez voir qui est une sorte de prolongement de cette réflexion plastique qu’elle avait eu au Tribunal permanent des peuples.
Élise Marie : Peu à peu elle a pensé à la danse aussi. Elle a voulu assumer cette part. Ensuite elle a pensé à certaines personnes comme témoins come dans ce Tribunal permanent des peuples où des gens venaient témoigner de ce qu’ils voyaient et de ce qu’ils faisaient. Donc régulièrement on s’est appelés. J’ai pensé à Gaël Manzi, on a entendu parler de la grève de la faim de Stéphane Ravacley et donc on s’est tout de suite dit qu’on voulait le rencontrer.
En ce qui concerne la place du spectateur, on s’est imaginé dès l’écriture le projet comme une agora, c’est un espace théâtral assez inhabituel, Patricia parle d’espace démocratique même si au départ quelque chose y est présenté avec une forme théâtrale mais qui ensuite s’ouvre et est ouverte aux paroles de ces êtres de la société civile qui se sont engagés. C’est donc plus un espace de partage du sensible, de partage des émotions et des doutes. C’est un espace pour ces paroles aussi, pour que le réel puisse s’implanter sur un plateau de théâtre.
Isabelle Lapierre : J’ai une question par rapport à Stéphane Ravacley justement. Des spectacles hybrides, qui associent des artistes, des performeurs, des comédiens et comédiennes etc. puis des gens issus de la société civile ne sont pas fréquents. Or, de ce que j’ai vu, la greffe prend complétement, je ne sais absolument pas que vous êtes issu de la société civile si ce n’est parce que je me renseigne. Donc comment ça se passe ? Comment on s’intègre à l’équipe ? Est-ce que de votre côté vous aviez une formation ou un gout privilégié pour le spectacle vivant ? Parce que ça a tellement bien pris que cette chose-là m’intrigue.
Stéphane Ravacley : En fait non, moi je suis d’un seul monde, celui de la boulangerie. Je n’ai jamais rien fait d’autre de ma vie, et je suis arrivé à 50 ans dans ce monde du théâtre qui m’a un peu télescopé grâce à Élise Marie et à Patricia Allio. Donc non, je n’ai aucun cursus théâtral ni quoi que ce soit.
Isabelle Lapierre : Moi j’ai une hypothèse c’est que vous avez quand même, par votre grève de la faim fait une performance. C’est quand même performatif de faire une grève et ça favorise la greffe quand même ?
Stéphane Ravacley : Oui on peut appeler ça une performance, complétement. Mais déjà je ne m’attendais pas du tout, en faisant une grève de la faim d’avoir un tel succès par rapport à ce combat-là. On aurait pu ne pas du tout m’entendre. Il y a des grèves de la faim qui n’ont pas du tout eu cette visibilité-là. Donc oui, c’est déjà une énorme performance. C’est plutôt les journaux qu’il faut remercier. On ne s’imagine évidemment pas faire une performance quand on débute ce genre de chose. Pour le théâtre, je pense que je suis arrivé dans ce que j’appelle une troupe. Pour moi j’étais privilégié déjà parce qu’on faisait attention à moi, qu’ils ont vraiment pris soin de moi. Je me suis rendu compte très rapidement, dès la première minute presque qu’on ne me ferait pas de mal. Grossièrement parlant, on n’attendait pas de moi quelque chose que je ne voulais pas donner, sans mon accord. Grâce à Bernardo Montet, à sa vision, à ses paroles et à sa bienveillance, comme tous les éléments de la troupe, j’ai donné tout ce que je pouvais et ça allait bien parce que c’est ce qu’ils désiraient.
Bernardo Montet : Je peux vous rejoindre aussi sur la performance au-delà de la grève de la faim par le fait que Stéphane soit boulanger, c’est-à-dire que pétrir la pâte est une activité qui demande beaucoup d’énergie, porter des sacs de farine depuis l’âge de 15 ans, je pense cette activité-là, très physique et très solitaire aussi.
Isabelle Lapierre : Et très symbolique.
Bernardo Montet : Tout ça m’a beaucoup touché aussi, ça nous rapproche beaucoup. Il y a une sorte d’abnégation du corps à la tâche. La tâche est plus importante que la souffrance et dans ce sens on a un point commun. Tout ça se fait de manière humble aussi. Ce qui compte c’est le pain et nous ce qui compte c’est le spectacle. Dans ce sens-là je me sens assez proche de Stéphane Ravacley.
Isabelle Lapierre : Patricia Allio, pourriez-vous revenir sur un terme que vous mettez d’ailleurs souvent au pluriel : le terme vulnérabilité. Vous en parlez beaucoup et c’est quelque chose que l’on sent là, dans l’empathie mutuelle et dans la fragilité du projet au départ. Vous pourriez nous en dire quelque chose ? C’est quoi la vulnérabilité pour vous ? Parce que le paradoxe c’est que ça donne une force considérable.
Patricia Allio : C’est vrai que ce terme de vulnérabilité est au centre de ma vie et de ma pratique parce que je pense que je relie l’art et l’éthique, effectivement cette question de la considération du bien être ou de comment l’art peut jouer un rôle éthique lié à une forme de réparation.
Isabelle Lapierre : C’est votre passé de professeure de philosophie qui vous fait relier art et éthique ?
Patricia Allio : Oui effectivement, j’ai travaillé en philosophie morale. Pour moi la question de relier l’esthétique, l’art et l’éthique a toujours été très importante, et quelle humanité nous engageons dans la représentation et dans nos formes d’incarnation, et quelle humanité nous engageons dans la forme de relation dans la création. C’est complétement inséparable puisque la façon dont on va relationner, construire nos rencontres, la pratique va évidemment engager d’autres formes de présence. Cette question de la vulnérabilité est pour moi la forme que prend l’humanité lorsqu’elle se révèle. Il n’y a pas pour moi de considération de nos humanités sans penser à la finitude c’est-à-dire à notre devenir mortel. A l’aune de notre vie il y a la mort, la disparition parfois la maladie en tout cas il y a un fond de vulnérabilité à la fois lié à notre naissance c’est-à-dire qu’on nait vulnérable et notre devenir est cette fragilité. Je pense que toute la fonction sociale nous invite à être performant mais pas dans le sens tel que vous l’abordiez tout à l’heure mais dans la performativité néolibérale de se constituer un corps carapace, d’être productif etc. Peut-être l’endroit de l’art, de la rencontre sur scène et dans nos vies artistiques c’est ça qu’il faudrait lever, lever cette fonction de nos corps barricades, de notre performativité qui cache parfois nos fragilités et nos vulnérabilités.
Isabelle Lapierre : Nous à l’ANRAT on a une petite marotte depuis la pandémie, on pense qu’on est dans un théâtre postpandémique, on enquête là-dessus en tout cas. On a l’impression qu’il y a des pratiques qui ont changé depuis et vous avez parlé de « contagion affective » dans votre spectacle et vous parlez de carapace et je trouve que tout ça est quand même très associé, comme si la pratique du spectateur devait aussi être une pratique d’empathie finalement. Vous dites qu’on a un énorme besoin de pleurer ensemble. C’est pour vous dire que tout ce que vous dites est très cohérent et tout ce qui s’écrit sur tout ce que vous dites est aussi très cohérent en fait. J’étais très marquée par cette agora qui doit susciter une contagion affective. C’est un vocabulaire qui pour moi est presque médical en fait et je pense que la pandémie que l’on a traversé n’a pas forcément modifié votre pratique ni votre vision mais c’est quand même assez récurent je trouve que le théâtre documentaire s’empare de ça depuis quelques temps.
Patrica Allio : Oui, je l’ai quand même affirmé et comme on le dit c’est vrai qu’on a créé dans un contexte particulier. On était en 2020, 2021, on répétait au Théâtre de Lorient. On avait le droit de répéter mais pas de montrer. Tout était un peu en état de veille et évidemment cette question de la maladie, de la fragilité et du deuil était omniprésente. Bien avant la pandémie, je me souviens que j’étais à New-York en 2006 pour un projet et là j’ai lu deux autrices qui m’accompagnent depuis : Susan Sontag et Judith Butler. J’ai beaucoup lu Devant la douleur des autres de Susan Sontag. Elle y écrit à la fois sur la maladie, la littérature et beaucoup sur la question des affects et dans quelle mesure l’art peut avoir une fonction qui va plutôt aiguiser une sensibilité morale ou pas. C’est-à-dire la responsabilité artistique de produire tel ou tel régime d’image qui va exacerber par exemple notre fascination pour la violence ou plutôt saper ce rapport voyeuriste ou cette satisfaction. Moi je suis plutôt de ce côté-là, de saper ce désir voyeuriste. Par exemple, ça a été très vite très clair que je ne voulais aucune image dans Dispak Dispac’h, qu’il y avait trop de voyeurisme, trop de satisfaction à se nourrir des images de tragédies qui ne sont plus considérées à la hauteur de ce qu’elles sont c’est-à-dire parfois des images de mort en direct. Je voulais en finir avec ce régime d’obscénité, en finir avec cette question-là pour remettre en jeu une question de responsabilité morale aussi. Pour en revenir à ce que vous disiez sur la situation pandémique et peut-être une situation historique, à l’époque c’était la situation plutôt post 11 septembre puisqu’en 2006 il y avait encore ce trauma à New-York et aux Etats-Unis. Comment penser la solidarité d’une approche d’un État nation qui s’est toujours pensé à l’aune d’un impérialisme et d’une toute-puissance. Cette toute-puissance étatique, pour moi c’est un paradigme que je veux saper, je souhaite en tout cas contribuer dans mes gestes et dans ma vie à faire s’effondrer cette question de la toute-puissance évidemment du patriarcat ou du système hétéro-patriarcal dans lequel collaborent toutes les formes néolibérales, capitalistiques etc. Le texte de Butler m’avait énormément marqué puisqu’elle réfléchissait, à l’aune de cette incapacité des Etats-Unis de penser le deuil, qu’après le 11 septembre il avait aussitôt fallu tout cacher. On n’avait vu aucun cercueil, aucun mort. En fait, tout de suite ça avait été une sorte de reconstruction de la puissance et une incapacité à penser l’effondrement jusqu’au bout si je puis dire. Pour moi effectivement nos subjectivités et notre être ensemble se fabriquent à partir d’une vulnérabilité ou d’une fragilité qui se vit ensemble et qui se reconnait. Et comment faire pour que nous nous reconnaissions mutuellement dans nos co-fragilités ? Je pense que dans la vie ce n’est pas évident d’arriver à ça et que l’art et en particulier la scène et cette agora peut y contribuer. Effectivement on a pensé cette rencontre aussi avec Stéphane Ravacley, avec Bernardo dans ce genre de discussion. C’est quand même un spectacle qui travaille beaucoup sur la chute, la chute du CRS, cette façon de faire s’effondrer ce corps carapace du CRS, ce corps robotique, cette autorité. On en parlait avec Bernardo Montet l’autre jour, comme c’était puissant et fort d’enlever, ce costume de CRS, cet autre corps qui protège de ce rapport à la vulnérabilité.
Isabelle Lapierre : Cet exosquelette.
Patricia Allio : Oui, et qui empêche ce rapport à l’égalité.
Bernardo Montet : Je trouve que quand tu dis, sans jeu de mot même si ça peut en être un, la capacité à « penser », on peut l’entendre comme panser aussi. Quand on n’a pas les outils pour penser/panser, la violence a toute sa place.
Isabelle Lapierre : C’est la même étymologie en plus !
Bernardo Montet : C’est un petit peu ça pour moi que le spectacle peut amener, c’est donner des outils sensibles pour pouvoir penser/panser.
Isabelle Lapierre : Bien sûr, et puis depuis l’Antiquité de toute façon le théâtre est plein de gens malades, d’épidémies, de peste… Le théâtre est un soin du collectif je crois.
Bernardo Montet : Un soin ou un booster.
Isabelle Lapierre : Un électrochoc, mais un soin quand même au sens humain du terme. Patricia vous êtes quelqu’un qui écrivez, qui réalisez, qui performez. Vous dites que vous êtes plus dans votre élément sur scène qu’au cinéma quand même si j’ai bien compris. C’est votre accès au monde ou est-ce que c’est politique de faire des spectacles pluriels dans lesquels vous intégrez des comédiens, des performeurs, des gens issus de la société civile ? Est-ce que c’est une éthique ou est-ce que vous ne savez pas faire autrement ?
Patricia Allio : Je crois que c’est quand même éthique et politique, c’est-à-dire que dans le cas de Dispak Dispac’h il y a quand même cette question d’un art démocratique, on est vraiment pour moi dans un théâtre très politique mais pas au sens du politique de la dénonciation mais de créer du commun, ce qui passe par la représentativité ce qui met d’ailleurs à mal les défenseurs du théâtre traditionnel. Certains préféreraient avoir un « vrai acteur » qui jouerait le rôle du boulanger Stéphane Ravacley ou la « vraie » grande actrice qui joue le rôle de la députée. Évidemment, je sais qu’il y a un accueil très populaire du spectacle, il y a un accueil vraiment très chaleureux mais je pense que c’est aussi éthique, politique et que ça se heurte à une conception plus classique du théâtre où il y a le règne des metteurs et metteuses en scènes qui sont toujours exacerbés comme des maîtres et le règne des grands acteurs et grandes actrices. Il y a quand même un académisme théâtral je trouve, en tout cas je le ressens un petit peu quand même dans la profession. Pour moi c’est vraiment un geste aussi très fort d’opérer ce nouage entre des types de corps, d’élocutions et d’amener ce tissage plus humain. De la même façon que dans Autoportrait à ma grand-mère, celle qui ouvre ce n’est pas moi, c’est ma grand-mère qui a été 3 ans à l’école et c’est la voix de ma grand-mère qui a un accent et c’est elle qui ouvre la scène. Elle est morte donc c’est sa voix, mais ce n’est pas rien, c’est une voix, c’est un grain, c’est une naïveté, c’est plein de choses qui ne sont pas d’un coup pas les codes culturels de la grande culture, c’est d’un coup un rapport à la culture populaire et la question du renversement. Donc oui, c’est quand même une volonté même si je ne fais pas que ça.
Ce n’est pas forcément que je suis plus à l’aise avec la scène. Je pense que ça ne travaille pas pareil. Le cinéma m’amène à traiter mon rapport à l’archéologie des images, des fantasmes. Dans les fantasmes il y a vraiment cette question de l’image. Ça m’amène vraiment du côté de l’inconscient alors que le théâtre m’amène beaucoup plus directement dans le rapport au présent, à l’ici et au maintenant et à la question du lien avec les spectateur.ice.s mais qui sont pour moi très vite les autres humains et humaines plutôt que des spectateur.ice.s. C’est plutôt la question de la communauté humaine qui me hante depuis quelques années. Au cinéma c’est un peu la même chose quand même parce que je travaille avec des habitants et des habitantes mais ça va être plus du côté de la fable, de la fantasmagorie, du rapport plus de l’imagination.
Stéphane Ravacley : Et puis qui, à part vous, fait venir le peuple sur des objets de musée, sur de l’art ? Moi je n’ai jamais vu ça. On s’assoit sur des sculptures, donc vous associez tous les mondes.
Patricia Allio : Je ne pense pas être la seule, mais en tout cas c’est une histoire de relation aussi parce qu’effectivement ce projet est une histoire de tissage, de rencontre. En tout cas ce projet résulte d’un art de la rencontre que nous avons cultivé les unes avec les autres, Élise, moi… Il y a une trace de ça dans le spectacle et même dans le livre puisqu’il y a la lettre d’Élise à Stéphane. En tout cas il y a ce tissage de la rencontre et ce n’est pas rien, prendre acte de ce que nous fait une rencontre et ça c’est un art du présent aussi, déployer le potentiel mystérieux et bouleversant d’une rencontre. Dans la vie, on ne prend parfois pas le temps de faire ça parce que justement on est assujetti à nos fonctionnalités diverses et variées et parfois on n’a presque pas le temps de voir la puissance d’une rencontre qui pourrait nous bouleverser. En tout cas, là, d’un coup, cette aventure c’est quand même beaucoup ça, on a vraiment pris le temps et acte des rencontres qui arrivaient. Peut-être qu’en effet vous avez raison, c’était aussi un climat très particulier où nous sortions d’un enfermement terrifiant où on se demandait si nos sociétés et notre humanité allaient s’en remettre. Il y en a qui étaient enfermés et qui préféraient ne plus aller au théâtre, ne plus sortir presque car ils s’étaient habitués à cette autarcie un peu confortable. On en était presque à la limite où on préférait le télétravail, et ne plus voir trop de monde c’était mieux. Tout le monde n’était pas malade de ça. On peut dire que c’est une autre maladie que de ne pas se rendre compte qu’on est devenu dans un délire complétement autarcique et centré sur soi-même. Je pense qu’en effet il y a quelque chose de ça aussi, qu’il y a une intensité qui est liée à cette période qui a coïncidé avec une nouvelle étape de durcissement de fermeture des frontières. Comme par hasard la Covid a contribué à ça et l’a aggravé donc c’est comme s’il y avait un ensemble psychopathologique et politique. Effectivement, c’est comme s’il y avait une urgence de se retrouver sur une scène qui allait nous sortir de notre anesthésie. C’est peut-être pour ça que je dis souvent qu’il y a une reviviscence possible grâce à la scène. Encore une fois dans cette agora on est tout près. Plein, plein de gens me disent « C’était tellement fort quand je suis descendu sur les bancs, je n’arrivais plus à bouger », alors que moi je n’arrête pas de dire qu’ils peuvent bouger, aller et venir. Parfois il y a une sorte de tétanie parce que les personnes sont très près, c’est le contraire de la scène. Beaucoup de personnes me disent que ça n’aurait rien eu à voir s’ils avaient vu ça au loin, et de toute façon ça n’aurait rien eu à voir en effet, je ne l’aurais pas fait. Cela n’empêche que c’est un saisissement le fait d’avoir un corps, des corps tout autour de nous et tout près. Et puis finalement tout est tout près. Évidemment je parle de la fragilité et de la vulnérabilité, mais c’est aussi comment créer les conditions de possibilité d’une résistance et d’un « empuissancement ». Ce n’est pas juste pour être encore plus fragile, c’est accepter d’être plus fragile mais avec pour horizon de repuiser de la force à l’endroit de nos humanités. Pour moi il y a aussi cette traversée de paroles combatives.
Ces histoires qui sont très liées à la question du mouvement et pas seulement parce qu’on travaille avec Bernardo Montet, mais parce qu’on réfléchit au mouvement de la pensée, à la fluidité des relations, des regards. Ce mouvement de la pensée elle est dans un corps.
Isabelle Lapierre : Et le mouvement des migrants aussi.
Patricia Allio : Mais tout à fait, la libre circulation dans l’espace c’est ce dont on parle donc on a un peu envie de vivre ça entre nous, entre vous et avec vous. On a donc réfléchi à la manière d’amener ça. Par rapport à ce mouvement d’Élise qui avance dans ce gigantesque acte d’accusation qui est comme une grande architecture, l’intervention d’Emmanuel Valette qui est éclairagiste est hyper importante. C’est comme un ballet de lumière qui vient rythmer, et régulièrement ton visage surgit, et ta chevelure rousse dans l’espace bleu. Ce n’est pas parce qu’on fait un texte de droit qu’il n’y a pas un souci de tous les détails esthétiques. Il y a un véritable ballet de la lumière qui scande pour nous une attention un peu hypnotique, où on attend qu’Élise revienne et que son visage soit pour nous et éclairé. Ça crée un désir pour nous d’être en lien encore une fois, c’est comment on travaille cette mise en lien. Toi Élise tu le travailles de ton côté mais il y a aussi ce dispositif scénique.
Isabelle Lapierre : J’ai été frappée par la double dimension de cette agora : une dimension extrêmement concrète et extrêmement symbolique en même temps. On se demandait comment s’était passé le processus de création suite à cette dramaturgie donnée par le Tribunal permanent des peuples. Comment ça se passe quand on sort de ces trois journées ? Je crois que tu parles d’un saisissement et après qu’est-ce qu’on en fait ? Parce que ça pourrait juste être une expérience personnelle. Qu’est ce qui fait que ça devient une agora ? Puis qu’est ce qui fait que ça devient un spectacle que l’on montre souvent ? Comment tout ça se met en place, la forme, le contenu et les gens que l’on convoque, à qui l’on pense ?
Patricia Allio : Il y a plusieurs choses. Il y a à la fois une conviction qui est venue assez rapidement qu’il y avait une dramaturgie possible liés à l’acte d’accusation. J’avais une très grande confiance même si j’ai pu douter parfois tant on trouvait ça dur, mais j’avais confiance dans cet acte d’accusation qui avait une force intrinsèque et une puissance théâtrale de propulser une langue juridique sur scène. Ensuite, ça a été très vite évident car à Lorient on commençait déjà à travailler sur cet acte d’accusation et déjà avec ce petit bout d’agora, sans les cartes sur scène. Je savais que je ne voulais pas d’une scission scène salle. Ça s’était deux intuitons originaires qui ont été constitutives. C’était très clair que ça devait être un peu circulaire, avec une proximité et que c’était un acte d’accusation porté par Élise. Ensuite je voulais prolonger ce Tribunal permanent des peuples donc je savais que je voulais inviter des témoins de la société civile. Donc il y avait déjà trois éléments très importants : la présence des témoins sur scène, Élise qui allait porter cet acte d’accusation et une scénographie qui serait celle d’une sorte d’agora, très vite ce terme d’espace démocratique est arrivé.
Isabelle Lapierre : La cartographie, les banderoles, les bancs… Quand est-ce que tout ça est arrivé ? Tout est tellement fusionnel qu’on se demande.
Patricia Allio : Tout ça arrive après, c’est-à-dire que très vite je me dis que cet acte d’accusation et cette langue juridique est un peu austère même si j’ai vraiment envie de le faire entendre tout le temps je pense qu’il faut que je produise et que j’invente des expériences sensorielles, perceptuelles de pensée. Je disais ça parce que je ne voulais pas que ce soit juste des belles lumières et des belles musiques même s’il y en a. Je voulais des saisissements sensoriels et perceptuels donc je cogitais aussi à cette question et très vite la cartographie, le fait qu’on serait sur une carte de l’Europe est venu. J’ai aussi vite eu une lucidité que je pouvais avoir des idées scénographiques mais que je n’étais pas scénographe donc que je n’arriverais pas forcément à mettre en œuvre ces idées. Donc j’ai eu envie de travailler avec un scénographe et j’ai fait beaucoup de recherches sur la question des cartes et j’en ai beaucoup parlé à Mathieu Lorry-Dupuy qui est scénographe. Très vite j’ai aussi travaillé avec une artiste plasticienne qui est graphiste, H. Alix Sanyas qui fait partie de la collective Bye bye binary et qui est venue aux rendez-vous de travail de scénographie avec Mathieu. Moi je voulais une scénographie que j’appelle processuelle, et qui évolue au fur et à mesure de la représentation, que l’espace ne soit pas pareil au début et à la fin et qu’on ait un espace commun qui s’invente et qui se transforme, l’invention d’une scénographie en défonce où quelque chose va se révéler plutôt en creux. Le choix des couleurs a été très important, ne pas être dans un registre naturaliste, il y a le bleu de la mer mais qui n’est pas forcément à l’endroit où on l’attend. Concernant les banderoles, j’ai été très marquée par des espaces à la Hirschhorn qui est un plasticien. Je rêvais d’un espace d’activisme qui annule l’espace théâtral ou l’espace d’art pour avoir plus la sensation d’un espace d’occupation. J’avais même un rêve que Dispak existe du matin au soir, la nuit même et que tout le monde vienne jour et nuit et que ça ne s’arrête jamais. On a fait une version de 5/6 heures.
Élise Marie : Avec un repas au milieu.
Patricia Allio : Oui, à Avignon on a eu une version avec des témoins du monde entier, qui venaient de Tunisie, du Soudan, d’Angleterrre… Là on a ouvert un espace d’improvisation notamment avec toi Bernardo, et aussi Léonie Pernet, la musicienne. La musique a une très grande importance. Je sais que j’ai eu une grande crise d’angoisse formelle. On avait beaucoup avancé sur plein de choses et je savais que quelque chose n’allait pas car la parole des témoins amenuisait l’intensité de la parole d’Élise, de l’acte d’accusation, et l’acte d’accusation n’allait pas forcément très bien avec une parole plus intime des témoins ; J’étais très torturée sur comment construire cette dramaturgie.
Élise Marie : On aurait pu tisser les deux. C’est-à-dire mettre les témoins au sein de cet acte d’accusation point par point. Il y avait eu cette possibilité.
Patricia Allio : Exactement, donc j’ai eu pas mal d’angoisses et au bout de quelques mois en Bretagne j’ai fait une nuit blanche et je me suis souvenue d’un film qui m’a beaucoup marqué qui s’appelle Hunger. Je m’étais dit qu’il y avait une innovation formelle qui m’avait marqué. Je travaillais à l’époque avec une metteuse en scène qui s’appelle Éléonore Weber et on réfléchissait beaucoup aux formes ensemble, comment trouver une netteté dans la forme. Là je savais que la forme n’était pas nette, je le sentais, on le sentait et il fallait trouver une résolution. J’ai repensé à ce film où il y a une grève de la faim en Irlande et je me suis souvenue qu’il y avait un plan séquence ultra kinesthésique et sensoriel et après une parole comme une logorrhée, ça ne contamine pas les deux parties, c’était étanche. J’ai donc pensé qu’il fallait arrêter de mêler les deux, et qu’il fallait les séparer. Il fallait un diptyque. J’étais hyper heureuse, comme le jour où j’ai trouvé le titre, en tout cas la résolution était le diptyque, et alors là ça m’a libéré. Je me suis dit en fait j’ai le droit, de faire un vrai spectacle, de mettre des belles lumières, de la belle musique parce qu’avant j’avais une angoisse de faire des choses esthétiques, je ne voulais pas tout mélanger. Là ça a tout libéré parce que je me sentais le droit de faire un vrai spectacle au sens de ne pas me priver de plein de choses et donc je ne me suis pas privée même si ce n’est pas non plus le plus grand spectacle. Je veux dire qu’il y a une élaboration formelle, de lumières, d’effets esthétiques et de musique (composition de Léonie Pernet) pour les moments judicieux. Les banderoles viennent plus de cette obsession d’un espace d’occupation avec cette idée d’un art social et relationnel et le jour où Dispak s’arrête elles seront données à des associations puisqu’elles viennent de slogans d’une association qui s’appelle le BAAM, je participais à plein de manifestations du BAAM donc les slogans de ces banderoles viennent beaucoup de ces manifestations. C’est l’idée que ce soit aussi une forme d’art activiste. Le diptyque travaillait plutôt ça dans la deuxième partie, ça dure 2h30 mais on pourrait imaginer ce que j’avais proposé au festival d’Avignon, une agora toute la nuit, qu’on fasse une nuit blanche et que même si par moment les gens partent il y aurait de nouveaux témoins. Ils n’ont pas voulu, mais en tout cas ils ont déjà bien voulu beaucoup nous accompagner, on a déjà fait notre version de 6 heures ce qui était déjà extraordinaire.
Isabelle Lapierre : Est-ce que vous avez le sentiment d’avoir créé une forme qui pourrait être irriguée désormais par d’autres faits divers, d’autres cas de figure, d’autres portraits de la société civile ? Tu disais tout à l’heure que les exemples politique se périmaient parfois et méritaient d’être renouvelés ? Est-ce qu’on peut imaginer qu’il y ait d’autres personnes qui rentrent dans ce diptyque, dans cette deuxième partie pour venir irriguer d’une actualité plus brulante ?
Depuis l'année 2019, l’ANRAT est l’initiatrice, à Paris et en région, d’une série de rencontres-débats à l’occasion de spectacles ouvrant d’importants questionnements éthiques et esthétiques concernant aussi bien la création théâtrale que les pratiques enseignantes.
Il s'agit de fédérer, autour d'une thématique commune, des temps d'échange ayant lieu à travers le territoire national, pour renforcer et nourrir le réseau de théâtre-éducation dont l’ANRAT est le point d’ancrage.
L'année 2019 s'est articulée autour de la notion de « Création et (auto)censure, questions posées aux artistes et aux enseignants ».
En 2020, le thème retenu fut « l'émancipation par l'art ».
Dans le contexte actuel, ces deux thématiques continuent de soulever nombre de questionnements. Aussi, nous avons décidé de les poursuivre conjointement en 2021 et 2022.
En savoir plus
Cycle émancipation par l'art : le 18 novembre 2021, à l'issue de la représentation des Danses du Crépuscule, en partenariat avec l'Azimut et la compagnie Ulysse et Ernest, spectacle conçu par la chorégraphe Lou Cantor, co-écrit et interprété par 8 prisonniers de la Maison d’Arrêt du Val-d’Oise.
Cycle Censure et auto-censure
Pour plus d'infos sur le spectacle et la rencontre : https://l-azimut.fr/evenements/les-danses-du-crepuscule-2/
Retour sur les propositions 2019
L'acte I de ces rencontres a eu lieu le dimanche 10 février à 16h à la Cartoucherie de Vincennes, à l'occasion de Kanata-Épisode I-La Controverse, fruit de la collaboration entre Robert Lepage et le Théâtre du Soleil. Ce spectacle a été déprogrammé au Québec, sur fond de débats houleux autour de la notion d’appropriation culturelle. Ariane Mnouchkine, après une rencontre avec des représentants des peuples autochtones canadiens, en compagnie de Robert Lepage, a décidé de maintenir la programmation de Kanata en France. L’éditorial publié le 5 septembre 2018 par le Théâtre du Soleil pour justifier cette décision pose des questions essentielles, au cœur de la liberté artistique. C’est cette liberté que la rencontre a souhaité aborder, dans sa complexité actuelle, en partant de l’œuvre présentée sur scène.
En savoir plus
L’acte II s'est déroulé le samedi 30 mars à partir de 18h à l’espace Cardin-Théâtre de la Ville, à l’occasion du spectacle Les Sorcières de Salem d’Arthur Miller présenté dans une mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota du 26 mars au 19 avril.
En résonance avec cette thématique, l’ANRAT, en partenariat avec l’OCCE-THÉÂ et la Maison du geste et de l’image, a organisé un stage autour des écritures théâtrales jeunesse les samedi 13 et dimanche 14 avril, qui s'est clôturé par une table-ronde en présence de Dominique Richard (auteur théâtre jeunesse), José Morel Cinq-Mars (psychologue clinicienne et psychanalyste), Laurence Le Cardinal (bibliothécaire) et modérée par Hélène Chevrier (rédactrice en chef de Théâtral magazine).
Acte III : le mardi 4 juin à l'issue de la représentation de Où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute de Rébecca Chaillon, au Nouveau théâtre de Montreuil, en présence de Rébecca Chaillon, de Marielle Vannier conseillère théâtre et arts du cirque de l'académie de Créteil, Jean Bourbon directeur des publics du Centquatre, Marine Ségui responsable des relations publiques du Nouveau théâtre de Montreuil, Laure Grandjean enseignante de lettres en collège et professeure relais au Parc de la Villette.
Acte IV, en partenariat avec le Festival d'Avignon : dimanche 14 juillet 2019 de 14h30 à 16h30 à l'ISTS - cloître Saint-Louis en présence des metteurs en scène Olivier Letellier et Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre, de Virginie de Crozé, directrice de la communication et des relations avec le public du Festival d'Avignon et modéré par Marie Bernanoce, universitaire et vice-présidente de l'ANRAT.
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